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Les political video games : entre discours militant et outil de communication politique
actes du colloque "Les Usages partisans d’internet", Nancy, 21-22 juin 2007
Olivier Mauco
Avec Internet, un nouveau type de jeu vidéo apparaît en marge de ces productions internationales « grand public » : les « political games » ou « serious games ». Si les deux genres sont utilisés l’un pour l’autre, ils posent conjointement la question d’un usage politique des jeux vidéo en tant que media. Bénéficiant des facilités d’une distribution dématérialisée, ces jeux au contenu politisé et à vocation militante ou informative émergent sur Internet et permettent de sensibiliser le public à des causes particulières : JFK Reloaded entend prouver que la thèse officielle de l’assassinat de Kennedy est une conspiration, Escape From Woomera critique les camps de détention New Zealandais, Reebok Human rights Foundation , International Crisis Group et MTV ont produit le jeu Darfour is Dying afin de médiatiser le conflit. Conçu par un étudiant en beaux arts, le jeu Paris Riots qui traite des émeutes de banlieue, a été reçue de manières très diverses, à la fois accusé d’être une production incitant à la haine, et à la fois encensé comme une critique du traitement médiatique de la crise. Les partis politiques utilisent aussi le jeu vidéo à la fois pour critiquer le camp adverse (Démocrates parodiant Bush), attirer la sympathie de l’électorat (Disco Sarko par les jeunesses sarkozistes), ou bien sensibiliser le public au fonctionnement de l’Etat (Cyberbudget). La nouveauté du media jeu vidéo, la pluralité des producteurs, des citoyens aux organisations politiques, posent le problème de son utilisation : s’agit-il d’un message politique, comportant une dimension idéologique en son sein, ou bien ne se limite-t-il pas qu’à un simple outil de communication politique dont la principale utilisation serait d’inscrire le problème dans le débat public ? Ces jeux politiques démontrent-ils ou montrent-ils un problème social, culturel, politique ? En s’intéressant aux usages politiques de ces types de jeu, à savoir les producteurs, la teneur du message, le public visé, il devient possible de distinguer un political games d’un serious game. Bien que les différences soient ténues, les fonctions de ces deux types de jeux divergent : militantisme politique pour les « political games », information institutionnelle pour les « serious games ».
Un nouveau type de jeux vidéo est apparu en 2002 : le serious game, ou jeu vidéo serieux. Ces serious games mêlent à la fois la volonté d’utiliser le jeu vidéo à des fins éducatives et informatives (edutainment), mais aussi à la fois aux impératifs de diversification et d’extension du marché des joueurs à celui des profanes et au renouvellement des méthodes de marketing (advergames) afin de toucher un public trop fragmenté (edumarket game) [ALVAREZ, RAMPOUGNOUX, JESSEL, 2006]. A la différence des jeux éducatifs des années 1990 [1], ces serious games misent sur l’autonomie du joueur, capable de comprendre et d’apprendre seul, sans intermédiaire. Au sein de ces jeux vidéo sérieux émerge un objet particulier : les political video games ou jeux vidéo politiques qui reprennent le principe des serious games en intégrant une tentative de politisation des problèmes. Les premiers political video games sont des productions d’amateurs : September 12 et Escape from Woomera, bien que ce dernier ait été ensuite soutenu par le Conseil des Arts Australiens.
La production amateur du jeu vidéo est fortement enracinée dans la conception du hack de Nolan Bushnell, ayant donné naissance au premier jeu vidéo en 1969, à savoir un acte de détournement dont la finalité est de produire un jeu, et non plus de prouver qu’il est possible de pénétrer le cœur du système. A la fin des années 1990, de nombreux amateurs proposent des programmes modifiant les jeux originels : les mods, alors distribués sur les CD-roms des magazines spécialisés, dont le but est d’améliorer certains éléments ou de modifier l’ensemble des caractéristiques du jeu afin de créer des variantes plus ou moins importantes (de l’ajout d’armes jusqu’à la création de nouvelles histoires dans un nouvel univers). Avec la démocratisation d’internet, la production amateur se développe et se diversifie. Si les modifications visant à parfaire les jeux originaux persistent, une nouvelle forme de jeu vidéo apparaît début 2003 : le political video game ou jeu vidéo politique. Le jeu vidéo est alors abordé comme un nouveau media, un moyen de véhiculer des conceptions politiques qui opère généralement sur le mode de la contestation.
La dénomination « jeux vidéo politiques » recouvre un ensemble de jeux vidéo transmettant un message politisé dont le but recherché est une prise de conscience et/ou une publicisation de problèmes sociaux et politiques par le joueur. Cette première définition a minima révèle l’existence de deux critères essentiels à la distinction entre jeux vidéo politiques et jeux vidéo « classiques ». En effet, certains jeux vidéo peuvent contenir des représentations politiques, sans pour autant former un discours politique, c’est par ailleurs le cas de la majorité des productions qui, en instaurant un univers forcément structuré, organisent et hiérarchisent l’ordre social. Par message politisé nous entendons un discours dont la vocation première est d’instituer un objet en problème politique. Ainsi dans Sim city, la gestion des canalisations et usines d’épuration d’eau ne sont pas en soi un problème politique, mais une composante ludique, alors que dans Hydro Hijnks la gestion de l’eau s’inscrit dans la problématique des droits d’accès à l’eau potable dans une perspective de rapports de force internationaux : « interactive adventure designed to promote the discussion of international water rights and identify sources of international conflicts over water rights » [2] . Seconde condition sine qua non d’un jeu vidéo politique : la prise de conscience de problèmes sociaux et politiques et/ou la publicisation. L’ensemble des dispositifs permettant la lisibilité et la visibilité du problème s’en réfère aux logiques de démonstration et de la monstration : par quels moyens l’objet est érigé en problème politique, et comment se problème est développé ; par quels dispositifs le message politisé est publicisé et rendu accessible par le plus grand nombre. En effet, selon la nature des productions, les jeux viseront soit à dénoncer un problème social, soit à rendre visible des actions politiques existantes.
Méthode et analyse des jeux vidéo politiques : sociologie primaire des producteurs
Le corpus de jeux vidéo politiques est constitué de 31 jeux internationaux disponibles soit en libre accès sur internet, soit payants. Nous préciserons que les jeux payants sont une minorité (4 jeux) et à l’exception de Peacemaker, sont affiliés à des organisations soit terroriste (hezbollah) soit des groupuscules néo-nazi et par conséquents leur distribution a été interdite : nous nous sommes procurés la version de démonstration gratuite permettant d’analyser un niveau du jeu. Le faible nombre du corpus s’explique dans un premier temps par le fait que ces 31 jeux constituent dans un premier temps un échantillon suffisamment représentatif voire quasi exhaustif, dans un second temps, certains jeux ne sont que des adaptations, déclinaisons et traductions, reprenant exactement le même principe du jeu originel.
L’analyse des auteurs et producteurs permet de distinguer d’une part les productions indépendantes d’amateurs (12), et d’autre part les productions publiques : universitaires (5), des pouvoirs publiques (4), industriels (1), association (2) groupes politiques (2) ou partis politiques (2) et syndicats (1). Le premier jeu politique, 12 september a été produit par Gonzalo Frasca, universitaire à l’Institut de Technologie de l’Université de Copenhague (ITUC), toutefois cette production n’a pas eu lieu dans le cadre de travaux universitaires, contrairement au jeu 3D world farmer produit par les étudiants dans le cadre des recherches en jeux vidéo de l’ITUC. En considérant la formation des producteurs de jeux vidéo indépendants d’amateurs, deux pôles se forment entre les diplômés de beaux arts (6) et les diplômés en technologie et jeux vidéo (5). A titre de remarque, la présence d’étudiants en beaux arts peut s’expliquer essentiellement par la démarche de détournement, pendant du hack en informatique, qui est commune aux deux univers. Ainsi Paris Riots est né d’un projet de fin d’étude de l’école des Beaux Arts de Nancy, l’auteur ayant souhaité détourner un jeu vidéo (ici Medal of honour).
Les productions par des institutions publiques s’inscrivent dans le mouvement des « serious games » introduit en 2002 par l’industrie du jeu vidéo. Les productions universitaires se concentrent autour de deux grands pôles spécialisés en jeux vidéo et recherches informatiques, l’un européen autour du Center for Computer Game Research de l’ITUC, l’autre américain (Georgia Tech Institut, Mongomery College University, Carneggie Melon Entertainment Technology Center). Les pouvoirs publics français ont produit notamment deux jeux relativement aboutis : Cyberbudget (ministère de l’économie et de l’industrie) directement inspiré de l’initiative du ministère de l’économie japonais et Interim Mission 3D (Institut national de recherche et sécurité), le premier visant à promouvoir la difficulté d’être ministre du budget, et le second sensibilisant aux risques des accidents de travail. Le Programme Mondial Alimentaire de l’ONU, en collaboration avec le professionnel du jeu vidéo Ubisoft a développé le jeu Food Force, abordant le problème de l’aide humanitaire. L’usage des nouvelles technologies et notamment des jeux vidéo par les partis politiques est pour l’instant marginal. Si les jeunes UDF ont lancé lors du référendum sur la constitution européenne le jeu Gérer l’Europe avec la constitution, les autres partis ont un usage a priori anecdotique du jeu vidéo, en témoigne le mini jeu Disco sarko développé par les Jeunes Sarkozystes. Les productions publiques se partagent entre commandes expresses auprès de professionnels (4) jeux amateurs soutenus par les pouvoirs publics (4), productions universitaires expérimentales (2) productions associatives (4) ou interne aux groupes politiques (4).
Les jeux vidéo politiques se caractérisent essentiellement par une certaine homogénéité du niveau de formation des producteurs, disposant d’un niveau d’éducation important, au minimum bac +3, dont le capital technologique est très important. Cette dernière composante est primordiale et soulève le problème de l’accessibilité aux jeux vidéo. Si certains amateurs sont autodidactes (7), la complexité des outils de production d’un jeu vidéo, même le plus simple, nécessite l’acquisition de compétences informatiques et la constitution d’équipes de travail : programmation informatique (maîtrise du langage), game design (jouabilité, interface, règles du jeu), level design (création des univers), production audio et vidéo, etc. Dès lors les productions amateurs ne peuvent être qu’un détournement de jeu existant ou la création de jeux en deux dimensions relativement simples. A l’inverse, les productions publiques disposant de moyens conséquents peuvent s’aventurer à créer des jeux plus complexes, à l’image de Food force, co-produit par Ubisoft.
Cette disparité de moyens, qui a des conséquences sur le degré d’aboutissement technique du jeu et la médiatisation, ne demeure pas l’élément déterminant dans le jeu vidéo politique, car ce ne sont pas tant les représentations, la dimension visuelle que les logiques d’action, que le système de normes qui véhiculent et structurent le message politisé.
Inscriptions dans des problématiques réelles : la simulation comme preuve
L’analyse des registres de discours révèle un clivage certain entre productions d’amateurs et productions publiques : discours de protestation développés par les amateurs, et discours de promotion soutenus par les pouvoirs publics. Les productions d’amateurs opèrent sur le mode de la dénonciation, de la critique et de l’opposition généralement à l’idéologie dite dominante : contrôle des medias, libéralisme, etc, en témoigne le manifeste de Molleindustria, producteur italien de deux jeux à fort succès (Mc Donald video games, Tuboflex, etc.) : « Nous croyons que le slogan rapidement apparu après les manifestations contre l’OMC à Seattle « ne déteste pas le media, deviens le media » s’applique à ce medium. Nous pouvons libérer le jeu vidéo de la « dictature du divertissement, les utiliser au lieu de décrire les besoins sociaux urgents, et exprimer nos sentiments ou idées de la même manière que nous le ferions avec n’importe quel autre media. » [3] L’ensemble des jeux d’amateurs sont une critique des logiques d’ l’organisation capitaliste au travers notamment de la dénonciation de la flexibilité au travail, de la division des tâches et la répétitivité des fonctions, de l’exploitation des ressources naturelles (déforestation, pollution), etc.
Ces productions d’amateurs entretiennent des liens étroits avec les luttes politiques réelles, notamment le mouvement des « sans » : sans droit, sans abris, mais aussi les précaires. En soutien de l’euro may day 2005, Molleindustria a par ailleurs organisé une manifestation virtuelle, la Mayday netparade regroupant 17 000 manifestants virtuels, traduisant à la fois une contamination des problématiques réelles, sociales et politiques dans l’univers du jeu vidéo et l’émergence d’un espace public de contestation : « Les mondes synthétiques fournissent un forum d’interaction qui est potentiellement hors d’atteinte de toute soumissions aux pouvoirs existants » [CASTRONOVA, 2005, 254]. Le jeu Antiwargame formalise le mouvement de contestation anti-guerre en Irak aux Etats-Unis, critiquant les liens entre croissance économique et guerre. Si ces jeux peuvent être définis comme une « critique sociale ordinaire » [BOLTANSKI, 2000 cité dans TREMEL, 2002], ils n’en demeurent pas moins un élément de contestation, quel que soit le degré de légitimité.
La critique des medias est enfin la dernière thématique des jeux vidéo politiques : Paris Riots, Media Blackout, la vache folle, sont autant de dénonciation d’un lien supposé de connivence entre le politique et l’économique, se traduisant par le contrôle social et la censure, reprenant parfois de manière intuitive les notions de cadrage, d’agenda setting. Toutefois, certains de ces jeux font références aux théories du complot, comme Media Blackout ou JFK Reloaded qui remet en cause le bien-fondé scientifique des explications officielles de l’assassinat de J.F Kennedy, défendant la thèse de plusieurs snippers, en proposant une simulation de l’assassinat recréant les conditions du meurtre. Etre dans la peau du tueur, se rendre compte qu’il est impossible de tuer le Président selon la version officielle, consacre l’expérience, la mise en scène, la simulation du vécu au détriment de la démonstration scientifique.
A l’inverse, les productions publiques visent essentiellement à promouvoir les politiques publiques de coopération internationale (humanitaire), des problèmes mondiaux (écologie), de politiques économiques nationales. Elément de promotion et de valorisation, les jeux vidéo politiques publics se présentent comme des outils de pédagogie et de familiarisation aux enjeux économiques et politiques. Alors que les jeux amateurs dénoncent l’inefficacité ou l’illégitimité des actions politiques, les productions publiques prennent le contre-pied en soulignant la difficulté de résoudre les problèmes internationaux étant donnée la pluralité des paramètres : guerre civile, famine, pauvreté, histoire, etc. Cette entreprise de légitimation de l’action politique se double d’une tentative de médiatisation du problème et des actions associatives. La cause humanitaire a donné lieu à trois jeux relativement aboutis et complets : Food Force, Darfour is Dying, et 3D world farmer. Le jeu Food force, développé par l’ONU sensibilise le joueur aux difficultés d’une crise humanitaire : dans l’île fictive de Sheylan en plein l’océan indien, la famine et la guerre civile fontt rage. Le joueur grâce à un dispositif de communication avancé coordonne l’aide humanitaire. Changeant de point de vue, le jeu Darfour is Dying place le joueur dans la peau d’un enfant du Darfour contraint de survivre dans un univers en proie à la famine et à la guerre civile. Le jeu 3D world farmer, produit par l’Université de Copenhague prend place en Afrique et sensibilise aux problèmes de famine, la mortalité infantile, etc. Le système de jeu est tel que le joueur perd généralement quand son personnage arrive à 30 ans.
Le conflit israélo-palestinien est aussi sujet à un jeu vidéo politique, Peacemaker, développé par le Carneggie Melon ETC. Soit dans la peau du président de l’autorité palestinienne, soit dans la peau du premier ministre israélien, il s’agit d’aboutir à la paix, en jouant de la diplomatie, de la coopération culturelle, éducative, des opérations de sécurité civile et militaire, des rapports de force régionaux et internationaux. Devant faire face à aux opinions de son peuple, du pays voisin, des communautés arabe, européenne et américaine et internationale, la victoire, ici la paix, est presque impossible. Ainsi le système de jeu, les règles et les conditions de victoire sont un choix idéologique déterminant.
L’expérience interactive comme discours idéologique
Le jeu se compose d’un système de représentation et d’un système de normes permettant l’action des protagonistes [MAUCO, 2006]. Selon Johan Huizinga, théoricien du jeu, il « satisfait les idéaux d’expression de la société » car il « réalise dans l’imperfection du monde et la confusion de la vie, une perfection temporaire et limitée. » [HUIZINGA, 1988, 28-30]. Si la dimension idéologique des jeux a été évoquée par Marcel Mauss [MAUSS, 1937], les études sur l’idéologie des jeux demeurent du domaine du projet . Les jeux vidéo politiques sont des constructions idéologiques, incarnant à l’écran les représentations du monde et de par leur mode de production industriel imposant un système de règles à la différence des rites et jeux d’enfant . Le jeu « crée de l’ordre, il est ordre » [HUIZINGA, 1988, 31], et par conséquent organise les idées de manières schématiques, structure la pensée et les représentations en proposant une expérience. Dès lors, ces jeux vidéo politiques par l’introduction de l’interaction, opèrent un passage du « voir » vers le « vivre », dans un processus de subjectivisation et d’individualisation du rapport simulé à l’objet problématique.
Les jeux vidéo politiques véhiculent certes un message explicite de par les représentations qu’ils véhiculent, mais à la différence d’autres messages politiques, peuvent modéliser la complexité d’une situation de par les règles du jeu et l’interaction. Ainsi dans le cas de Peacemaker, les règles du jeu, les ressources d’actions mises à disposition du joueur véhiculent un message spécifique : chaque représentant politique doit faire face à de nombreuses contraintes, et les modalités de résolution du conflit sont très difficiles. Le sens du message n’est dès lors plus seulement dans la représentation, mais dans l’interaction même qui produit le sens. Au travers de September 12, Gonzalo Frasca dénonce l’inefficacité des politiques d’intervention anti-terroristes américaines non pas sur le mode de la narration, mais sur le mode du jeu : au fur et à mesure que le joueur tue un terroriste, les terroristes se multiplient, les bâtiments sont détruits, les civils tués. Le message politisé est contenu dans les règles du jeu. Dans Paris Riots, l’auteur dénonce la construction médiatique des émeutes de banlieue d’octobre 2005 en proposant d’incarner des CRS qui certes se préparent à l’événement mais ne rencontrent aucun émeutier sur leur chemin : le non-jeu dénonce le non-événement.
Le gameplay, à savoir les règles du jeu, les modalités de résolution du problème est la composante essentielle du message idéologique et l’élément de différenciation des autres messages politiques. Les représentations, souvent stéréotypées, ne sont que des signes, des marqueurs du topique de l’action, du sujet traité, car le jeu vidéo politique est avant tout une mise en scène des rapports entretenus [FRASCA, 2001]. Dès lors la définition de l’idéologie développée par Althusser devient un élément de saisissement du jeu vidéo politique : « ce n’est pas leurs conditions d’existence réelles, leur mode de vie réel, que les « hommes » « se représentent » dans l’idéologie, mais avant tout leur rapport à ces conditions d’existence qui leur y est présenté. » [ALTHUSSER, 1995, 297]. Les jeux vidéo politiques sont des messages sur la relation, la complexité des composantes du monde réel, ils formalisent et modélisent les rapports de force. L’utilisation de la définition althusserienne de l’idéologie doit être appréhendée comme une définition mécanique du rapport à un système de représentation, dans le cas présent d’un système informatique de signes. Les jeux vidéo politiques interpellent [4]] le joueur en sujet de l’idéologie par l’ensemble de règles représentant le rapport du sujet face au problème : l’enfant du Darfour face à la guerre civile et la famine, le président américain dans sa lutte contre le terrorisme, etc.
Le jeu Cyberbudget, développé en 2006 par le ministère de l’économie et de l’industrie propose au joueur de vivre l’expérience de ministre des finances : gérer les revenus, équilibrer le budget, faire des déclarations à la presse, prendre des mesures économiques, favoriser telle ou telle branche, etc. A priori Cyberbudget est un outil d’information, de sensibilisation aux politiques économiques. Or en analysant le mode de résolution des problèmes, notamment le « jeu des réponses aux journalistes », il apparaît clairement que la solution la plus efficace n’est pas une politique sociale d’imposition / redistribution qui est sanctionnée par les remarques suivantes : « Le Monde : un budget orthodoxe qui risque de geler la croissance ». La difficulté de certaines parties du jeu, notamment l’épreuve de « pilotage budgétaire » permet de justifier des difficultés rencontrées dans la vie réelle. Deux grandes tendances se dégagent ainsi de ce jeu : mettre en avant la « dure vie » d’un ministre du budget, et d’autre part révéler l’efficacité d’une politique d’inspiration néo-libérale et discréditer toute politique de redistribution. Ainsi sous couverts d’information, les jeux vidéo politiques ne peuvent se détacher de l’idéologie partagée par leurs producteurs.
Entre processus de démonstration et logiques de monstration : problématiques de visibilité
Les premiers résultats provisoires d’une étude de réception des political video games révèlent le manque de lisibilité du jeu vidéo politique de la part de novices, quand il n’est pas assorti d’un site internet l’accompagnant, à l’exception des mini-jeux parodiques. Dans notre corpus de jeux nous avons dénombré 25 sites que accompagnent et présentent le jeu, qui expliquent la démarche, proposent un ensemble d’informations annexes. Toutefois en plus d’expliquer le principe du jeu, ces sites offrent tout un ensemble de ressources sur le thème abordé : des liens vers les organisations humanitaires (food force vers l’ONU, 3D world farmer vers les ONG – Action contre la faim, MAnesty International, etc.), vers des sites politiques (antiwargame renvoie à l’internationale socialiste) de propagande (Special Force by Hezbollah) ou des partis politiques (disco sarko renvoie sur sarkozy.fr). Le degré performatif du jeu vidéo est ainsi limité par le degré de familiarité à ce media, le niveau d’éducation à l’image, mais peut être pallié par le dispositif autour du jeu.
L’étude de la publicisation de ces jeux vidéo politique pose le problème des ressources et des usages. Les productions d’amateurs ne bénéficient pas des mêmes circuits de publicisation que les productions publiques : absence de service de presse, impossibilité de mener une campagne marketing, non appartenance aux réseaux sociaux d’information. Toutefois l’accès à la visibilité de ces productions suit un schéma classique : relais d’information par sites et blogs, saisissement du sujet par un journal grand public, généralement lorsque le jeu soulève une polémique, traitement médiatique sur les réseaux d’information nationaux.
La réception du jeu Paris Riots s’avère intéressante dans la mesure où elle incarne le schéma classique de l’accession à la visibilité d’un political games amateur. Dans un premier temps le jeu est mentionné le 3 juin 2006 dans le blog de grande audience de Loïc Lemeur . Intégré dans un réseau social d’information, la circulation de l’information s’accélère, d’autres sites relayent l’information [5] . Le jeu ayant accédé à une certaine visibilité, les medias généralistes (Radio France Bleue) et spécialisés (Magazine Echos de la FNAC) s’y intéressent, or le traitement médiatique grand public de Paris Riots provoque une polémique. Radio France Bleu dans le cadre de son flash d’information de 12h00 le 23 juin 2006, présenta Paris Riots comme « un jeu vidéo qui propose aux internautes de réprimer les émeutes de banlieue, les policiers se disent scandalisés. Entre récupération et apologie de la violence, un jeu vidéo fait scandale ». Cette présentation s’intègre dans un discours généralisant entretenu sur les jeux vidéo autour des questions de violence, ne présentant pas Paris Riots pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il représente : encore un autre jeu vidéo ultra violent . Conséquence directe, la réception politique du jeu est alors totalement détournée au profit d’une conception idéologique du jeu vidéo qui s’articule autour des problématiques plus larges de régulation des médias [MEON, 2007]. Ce processus de réappropriation est opérant pour la plupart des médias [GOBILLE, 2007 et GUIARDET, 2007], toutefois, cette dénonciation de la violence opère sur un mode systématique, et ne considère pas le contenu du jeu. La réaction du président de l’UNSA police condamne le jeu sans y avoir joué, inscrivant le problème soulevé dans la problématique plus large de l’image de la police. Effet direct de cette médiatisation du jeu, le nombre de téléchargement du jeu a dépassé le lendemain les 10 000 connexions. A l’inverse, le même auteur, a produit récemment le jeu Politicshow sur le traitement médiatique des élections présidentielles de 2007. Or le jeu n’ayant pas été reçu par la critique, n’ayant fait l’objet d’aucun article, d’aucune brève, enregistre un taux de fréquentation très bas et stagnant (500 visites). Autre exemple, Escape From Woomera, jeu dénonçant la présence de camps de réfugiés en Australie, engendra un débat public d’importance nationale dès lors que le jeu fit l’objet d’un article dans le Sydney Morning Herald : le jeu a été encouragé par le Conseil National des Arts Australiens, alors qu’il remet en cause une autre branche des pouvoirs publics, le ministère de l’intérieur.
Ainsi un jeu vidéo politique amateur ne peut exister sans un traitement médiatique adéquat. Pendant les présidentielles, l’émission Dimanche + a consacré sa rubrique « campanet » sur le suivi de la campagne présidentielle sur internet, mentionnant l’existence de plusieurs jeux vidéo relevant davantage d’une communication marketing que d’un réel jeu vidéo politique, à l’image de La vache folle ou Disco Sarko. Ce dernier est un cas intéressant relevant à la fois du jeu et de la satire politique. Disco Sarko est une création des Jeunes Sarkozystes, pour rendre l’image de Nicolas Sarkozy plus sympathique et attirer des électeurs potentiels vers le site du candidat à la présidentielle, par un renvoi automatique vers « sarkozy.fr ». Intégrer dans un dispositif de marketing politique, Disco Sarko n’est pas tant un jeu vidéo politique, bien que présenté comme tel par les medias, mais un élément de communication politique visant à capter un électorat jeune, voire même opposé au candidat. Ce processus de publicisation par le jeu vidéo est aussi courant pour les problèmes humanitaires. Le jeu vidéo politique devient un moyen de sensibiliser un public spécifique, généralement jeune.
Si les jeux vidéo amateurs sont tributaires du traitement médiatique des médias généralistes, les productions publiques disposent quant à elles de ressources en communication importante. Le jeu cyberbudget a bénéficié d’une médiatisation importante, évoqué dans les medias généralistes grand public ; le jeu a été par ailleurs joué plus de 400 000 fois. Le jeu Food force a fait l’objet d’une campagne publicitaire, notamment avec des affiches dans le métro parisien et la presse spécialisée. Nous pouvons enfin observer une première étape dans le processus d’institutionnalisation de ces jeux, par la mise en place de concours nationaux, d’appels d’offre des institutions publiques nationales ou internationales et la création de projet privés et publics sur le serious game. Les productions amateurs, porteuses d’un discours militant de contestation risquent d’être au fur et à mesure quantitativement inférieures aux productions institutionnelles en charge de la publicisation de problèmes politiques et sociaux, et de la promotion de politiques publiques.
REFERENCES CITEES
- Alvarez (Julian), Rampnoux (Olivier) Jessel (Jean-Pierre), “New advertising tools : Edumarket game” in Child and Teen Consumption (CTC 2006), Colloque Copenhague, 27 et 28 avril 2006, Copenhaguen Business School Disponible en ligne sur : http://www.cbs.dk/content/download/41849/616396/file/Paper%2030_Olivier%20Rampnoux_Julian%20Alvarez.pdf
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Althusser (Louis), « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat », in Althusser (Louis), Sur la reproduction, Puf, 1995, page 29
- Caillois (Roger), Les jeux et les hommes, 1967, Folio 1998
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Castronova (Edwards), Synthetic worlds. The business and culture of online games, The University of Chicago Press, 2005, page 254
- Charpentier (Isabelle), dir., Comment sont reçues les œuvres ?, Créaphis, 2007
- Gobille (Boris), « Le refus de vieillir. Mai 68 dans laréception critique des romans d’Olivier Rolin en France »
- Huizinga, Homo Ludens, 1951, Gallimard TEL, 1988, page 28
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Mauco (Olivier), « Les représentations et logiques politiques des jeux vidéo. L’intériorisation des logiques collectives dans la décision individuelle » in Genvo (Sébastien), dir., Le game design de jeux vidéo : approches de l’expression vidéoludique, Paris, L’Harmattan, 2006,
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Mauss (Marcel), Notes de cours « rapport des jeux et des rites », 1937, édition de 2005 disponible en ligne sur : http://socio-anthropologie.revues.org/document.html ?id=172&format=print#tocto1
CORPUS ETUDIE
3D world farmer, IUT Copenhague
9-11 survivor
Antiwargame
climate challenge
climate change pentathlon
Cyberbudget, France
Darfour is dying MTV – Reebok human rights
disco sarko
Ecoville (ademe)
Escape from woomera
Ethnic cleansing the game
Foodforce ONU
Gérer l’Europe avec la Constitution (UDF)
interim mission 3D
La vache folle
media blackout
Molleindustria
Paris riots
Pax warrior
Peacemaker - résolution pacifique des conflits
Politicshow
September 12th
Special Force by Hezbollah
super columbine massacre RPG
technocity
The tech worker challenge
Undersiege
Waco resurrection / 6 octobre 2003
water alert (UNICEF)
water game
White law, 14 juillet 2003 / Zog nightmare
[1] L’utilisation du jeu vidéo par les pouvoirs publics n’est pas une nouveauté : les années 1990 furent marquées par les « jeux éducatifs » sur CD-Rom, mais toutefois confrontés à des difficultés d’utilisation pédagogique. Des logiciels comme Adibou connurent un réel succès, toutefois la conception d’« apprendre en jouant », emprunte d’une idéologie de la convergence, de la fusion des différents domaines et activités promis par le multimedia, laissa peu à peu la place à « apprendre puis jouer ». Sur les jeux vidéo éducatifs ou ludo-éducatif voir l’ensemble des travaux de Katherine Kellner, notamment sa thèse en Science de l’information et de la communication, La médiation par le cédérom ludo-éducatif. Approche communicationnelle, dir. Jacques Walter, Université Paul Verlaine, Metz, 2000
[2] “Montgomery College Computer Gaming Students Awarded for “Hijinks”, Montgomery college university news page, 24 mai 2006. Disponible en ligne sur : http://www.montgomerycollege.edu/news/News_Archives/news05240601.html
[3] « We believe that the explosive slogan that spread quickly after the Anti-WTO demostrations in Seattle, “Don’t hate the media, become the media,” applies to this medium. We can free videogames from the “dictatorship of entertainment”, using them instead to describe pressing social needs, and to express our feelings or ideas just as we do in other forms of art. » http://www.molleindustria.it/pivot/entry.php ?id=18
[4] « Nous suggérons alors que l’idéologie « agit » ou « fonctionne » de telle sorte qu’elle « recrute » des sujets parmi les individus (elle les recrute tous), ou « transforme » les individus en sujet (elle les transforme tous) par cette opération très précise que nous appelons l’interpellation. » [ALTHUSSER, 1995, 305
[5] Six sites recensant les meilleurs sites du moment ont consacré une brève ou un article sur Paris Riots.